Désespoir... [Libre à tous et toutes]

Une fois Anubis partie, et Ambre morte, le temps passa rapidement. La nuit, qui tirait déjà à sa fin, fut chassée par le soleil, dont les chauds rayons peinaient à traverser l’épais feuillage des arbres. Et alors que l’aura néfaste du dieu finissait de disparaître, un homme apparut. D’où il venait, seul lui le savait, et où il allait, lui-même n’aurait su le dire. Ce ne fut pas par hasard qu’il découvrit le corps de la réprouvée, mais bien parce qu’il avait senti les résidus de la présence d’Anubis, dont il cherchait à présent la source. Maintenant que le jour commençait, il ne craignait plus le retour de la sombre divinité...

Dans ses habits cent fois rapiécés, Bane n’avait pas l’air particulièrement redoutable. Le vagabond, plus par fantaisie que par nécessité, avait caché son visage derrière un masque de bois blanc, simple comme tout, pourvu de deux fentes pour ses yeux, et d’aucune autre décoration. Il traînait avec lui un énorme sac difforme, qu’il déposa sur le sol en découvrant le cadavre d’Ambre, une femme qu’il avait anciennement combattu, et dont il ne connaissait presque rien... Si ce n’est qu’elle était une réprouvée. Et pour cette raison, même son cadavre avait une grande importance.

S’approchant de la femme inerte, le surhumain réprima une grimace : les corps, ce n’était pas sa tasse de thé. Aussi se hâta-t-il d’arracher, d’un geste sec, trois plumes noires des grandes ailes de la réprouvée. Il aurait bien vérifié qu’elle était morte, mais le fait qu’elle ait un trou maculé de sang dans sa tunique, à l’endroit où se trouvait son coeur, lui enlevait tout doute : elle était morte, et l’arme du crime était dans sa propre main... Libre à lui d’en tirer une conclusion peu plaisante.

Songeant qu’il devrait incinérer Ambre, Bane déposa chacune des plumes noires dans un petit pot de vitre, qu’il préleva dans son immense sac, puis les rangea soigneusement, avant de se tourner vers l’endroit où la végétation était quelque peu flétrie, signe qu’Anubis était passé par là. Ah, un peu de terre prélevée à cet endroit lui serait fort utile, songea-t-il en s’agenouillant tout près de là, dos à la défunte réprouvée. Trop concentré sur sa besogne, il ne l'entendit même pas s'agiter, alors qu'il remplissait une éprouvette avec un échantillon du sol.

Et pourtant, il n'était pas dans ses habitudes de tourner le dos à une personne aussi redoutable qu'Ambre...

Lorsque son éprouvette fut bien remplie de la terre qu’avaient foulé les pieds d’Anubis, Bane la referma sans plus de cérémonie. Il prit le soin de vérifier que rien d’autre ne l’intéressait en ces lieux, fouillant du regard le sol près des arbres à la recherche de quelque plante exotique. C’était peine perdue : ce qu‘il y avait de triste avec les herbes rares, c‘était bien qu‘elles étaient rares. Soupirant, il enleva son masque de bois, puis secoua la tête, avant de se relever pour aller porter son échantillon de terre dans son sac. Seulement, il se figea à mi-chemin, en remarquant que le corps d’Ambre n’était plus par terre. En fait, il ne s’agissait plus vraiment d’un cadavre : elle semblait en pleine forme, si ce n’est qu’elle avait un air quelque peu désapprobateur. Elle devait penser qu'il était devenu imprudent, mais... Se méfier d'un cadavre, voilà qui relevait de la paranoïa.

-Il semblerait que j’aie sous-estimé votre ténacité en vous croyant morte, commenta le vagabond d’une voix banale. Mais, vous savez, la plupart des gens meurent quand ils se font poignarder en plein coeur.

Frémissant légèrement, Bane passa nerveusement sa langue sur ses lèvres, un réflexe qui provenait probablement de son sang reptilien. Ses yeux presque irréels, tant par leur couleur mauve que leur forme ovale, se plantèrent dans ceux de la réprouvée, et il haussa les épaules en souriant. Étant donné ce qu’avait donné leur ancienne rencontre, il était tout naturel qu’il soit mal à l’aise, même si le fait qu’il soit encore vivant semblait indiquer qu’Ambre était disposée à parler avant de frapper. Tant mieux, parce que lui aussi était de cet avis. Maintenant qu'il n'était plus aussi orgueilleux que lors de leur précédente rencontre, peut-être Bane pourrait-il s'entendre avec la femme-panthère? Déjà, ne pas la provoquer en duel serait un bon début...

-J’ai cru remarquer que vous aviez reçu la visite d’une connaissance commune? Ah, mais j’en oublie mes bonnes manières. Ça n’a jamais été mon fort, vous savez... Ravi de vous revoir, Ambre.

Tout en déposant son masque et l’éprouvette de terre dans son gros sac, Bane ne quitta pas son interlocutrice des yeux. Il ne l’admettrait certainement pas, mais elle lui donnait une peur bleue ; pour l’avoir combattue, il savait qu’elle était non seulement redoutable, mais également aussi impitoyable que le laissait présager son visage neutre, dénué d‘expression. Mais bon, elle semblait intriguée de le revoir, alors il n’avait rien à craindre... Pour l’instant. La façon dont la femme astiquait méticuleusement son poignard avait de quoi faire frissonner le plus grand des guerriers. Et selon ses paroles, Bane ne pouvait que déduire qu’Ambre avait parlé de lui avec Anubis, et ce genre de pensée n’allait certainement pas le réconforter.

-Oh, avoir su qu’il prendrait contrôle des enfers et que je pourrais avoir toutes les succubes du monde à mes pieds, je serais resté à son service. J’admets avoir manqué de clairvoyance...

Le surhumain avait bien pris soin d’éviter d’aborder le sujet de l’antimage, cette horreur capable de dévorer la magie dont il avait autrefois été l’hôte. Si Ambre croyait qu’il était encore en possession de ce pouvoir, et mieux encore, qu’il était devenu capable de le contrôler entièrement, ce serait pour le mieux : elle ne saurait pas à quel point il était devenu faible... Faible, certes, mais débrouillard et rusé. Qui sait comment la réprouvée se comporterait face à moins fort que soi?

Quand bien même Bane aurait voulu se détendre, il ne l’aurait pas pu. Cependant, il projetait une assez belle façade de confiance en soi : un petit sourire en coin, un regard presque espiègle, et quelque blagues pince-sans-rire dissimulaient plutôt habilement sa nervosité. Mais Ambre avait ce regard de prédateur auquel rien n’échappe, aussi la raideur de ses muscles ne devait-elle pas lui échapper.

-D’après l’état dans lequel je vous ai trouvée, j’en conclus que mon ancien maître n’a pas eu de vous ce qu’il voulait... J'en conçois un certain soulagement.

Si la présence d’Ambre le rendait nerveux, Bane apprenait peu à peu à la comprendre. C’était difficile, certes, mais de ce qu’il pouvait déceler, elle n’avait pas l’intention de lui faire du tort, aussi parvint-il à se détendre un peu. Étirant ses bras, puis ses jambes, il redonna à ses muscles la souplesse qu’ils avaient perdu sous l’effet de la crainte, puis tenta de faire craquer son cou en penchant la tête de côté, mais sans succès. Enfin, il se redressa de toute sa grandeur, parvenant à peine à la hauteur d’Ambre, avant de lui sourire de toutes ses dents, légèrement pointues, comme pour lui rappeler sa nature partiellement animale.

-Je tiens beaucoup trop à ma vie pour courir après mon ancien maître... Et je dirais même qu’en fait, je le fuis. Mais lorsque je peux sentir qu’il était près de moi quelques heures ou quelques jours plus tôt, je me dois d’aller voir ce qu’il voulait, et ce, pour ma propre sécurité. Il connaît des façons de tuer beaucoup plus élaborées et terribles que le couteau, alors je prends mes précautions.

Les paroles de la réprouvée, bien que brèves, étaient autant de mines d’or : ainsi donc, Anubis levait une armée contre le Dragon? Mais qui donc le suivrait, lui, le dieu manipulateur, mesquin et sinistre? Quoiqu’il en soit, il s’agissait d’une bonne nouvelle : tant qu’il restait discret, Anubis ne le trouvait pas. Cette nouvelle fut d’un grand soulagement pour le surhumain, qui passa la langue sur ses lèvres non pas par nervosité, mais bien parce qu’il réfléchissait. Décidément, cette rencontre avec Ambre était riche en découvertes, mais il ne voulait pas pour autant s’attarder sur place. Saisissant son énorme sac difforme, il l’appuya sur son dos, avant de prononcer prudemment :

-Mais s’il a pour ennemi le Dragon, je doute qu’il ait vraiment le temps de s’intéresser à son ancien serviteur. Je vous remercie de m’avoir fait part de cette précieuse information. Peut-être qu’un jour, j’aurai l’honneur de vous rendre la pareille...

Avec une brève révérence, le rebelle s’apprêta à quitter la réprouvée. Rester trop longtemps dans l’aura d’Anubis le rendait invariablement mal à l’aise : et si le dieu pouvait lui aussi sentir sa présence? Horrible, comme pensée. Qui plus est, si elle le voulait, Ambre pouvait bien le suivre... Il avait beaucoup à apprendre sur elle, il en était certain.

S’il y avait une chose qui avait toujours captivé Bane chez les félins, c’était le fait qu’ils soient toujours attentifs, malgré toutes les distractions qu’il pouvait y avoir aux alentours. Un seul bruit trop fort, et ils étaient aux aguets, les oreilles dressées et les yeux inquisiteurs. De ces simples animaux, Bane avait appris qu’il ne fallait jamais laisser sa garde. Des humains, il avait appris à feinter, à laisser croire à un mensonge. Ainsi, alors même qu’il se penchait pour prendre son gros sac, et même ensuite, quand il s’apprêtait à se retourner, il ne laissait pas son attention dériver.

Il fut rapidement récompensé lorsque, une fois qu’il se fut retourné pour quitter Ambre, il sentit un sensation étrange le parcourir, une sorte de frisson d’adrénaline, comme à chaque fois que son instinct se manifestait. Ce ne fut qu’ensuite qu’il comprit que sa réaction avait été provoquée par un craquement sec, typique des feux de camp : Ambre faisait des étincelles, et ce, au sens propre de la chose. Aussitôt, sa main partit se réfugier dans son immense sac, et en ressortit avec un petit pot de vitre, dont le contenu ressemblait plus à une bulle de fumée qu’à quoique ce soit d’autre. Avec ça, Ambre n’aurait même pas le temps de réagir qu’il serait parti... Seulement, alors qu’il se retournait, prêt à fracasser le contenant sur le sol, il vit qu’Ambre se contentait de le dévisager. Son visage était plutôt neutre, mais le regard qu’elle lui lançait était si intense qu’il en était palpable.

-Hé, pas besoin de me regarder comme ça, je ne suis pas une souris. Et non, je ne me suis pas simplement défait de l’antimage. Quand on a un tel pouvoir, soit on l’échange contre un plus grand encore, soit on apprend à l’utiliser convenablement. Bloquer toute la magie autour de soi, c’est bien, mais il y a mieux...

De tout évidence, Bane ne repartirait pas de sitôt, aussi laissa-t-il doucement glisser son sac jusque sur le sol, pour pouvoir mieux réagir. Sa main gauche s’était faufilée jusqu’aux fourreaux des griffes métalliques, cousus sur les cuisses de son pantalon, et attendait patiemment là que la situation devienne plus sereine. Le surhumain avait beau être devenu plus calme qu'auparavant, mais la survie passait encore pour lui avant le pacifisme...

Lorsque la réprouvée commença à sourire, Bane sut qu’il assistait à un spectacle unique, qu’il ne reverrait probablement jamais. Il s’était toujours imaginé Ambre avec une mimique sadique alors qu’elle dépeçait minutieusement quelque personne qui s’était mise en travers de son chemin... Mais un sourire normal? Alors là, jamais il ne s’y serait attendu. Certes, ça lui donnait un air un peu crispé, mais il fallait bien s’y attendre : à force de ne pas être utilisés, les muscles du visage avaient dû finir par devenir tout raides.

Mais en aucun cas cet acte ne diminua l’aura de terreur qu’Ambre dégageait, et en fin de compte, le surhumain n‘en fut que plus confus encore, aussi décida-t-il de penser que son interlocutrice était une femme étrange et imprévisible. Toujours sur la défensive, il vit son interlocutrice incinérer toute trace de sa venue, et c’est à contre-coeur qu’il lâcha ses armes. Mais, de toute façon, il aurait bien plus de chance en s’échappant qu’en tentant de la combattre... Quoiqu’il en soit, il était impératif qu’il recommence à lui projeter une image d’être inoffensif et charmant, histoire d’allonger son espérance de vie de quelques secondes.

-Que voulez-vous, Ambre, vous me faites tellement tourner la tête que j’en perds tous mes moyens... Et avec un sourire, ça ne fait qu’empirer.

D’ailleurs, s’il interprétait correctement le signe de tête de la femme-panthère, elle l’invitait à la suivre... L’idée d’être plus longtemps en sa compagnie n’était pas vraiment pour enchanter Bane, mais il ne se sentait pas le courage de refuser - qui sait comment elle réagirait? Il lui emboîta donc le pas, décidé à ne plus la quitter de ses petits yeux nerveux.

Et puis, aussi bien prendre l’initiative quant à la discussion, songea-t-il, parce qu’Ambre ne semblait pas vraiment du genre à parler pour rien. L’incident qui avait mené à leur conversation lui revint en tête, et il passa à l’offensive sans plus hésiter :

-Dites, vous vous plantez des dagues dans le coeur à tous les jours, ou...? Parce que, vous savez, c'est un de mes passe-temps faaaavoris, et j'adorerais en parler...